Enfants victimes d'agressions sexuelles : douleur des pères et culpabilité

Enfants victimes d'agressions sexuelles : douleur des pères et culpabilité
Article déposé le 19 octobre 2009

J'ai écrit l'article ci-dessous à la demande du "journal des Professionnels de l'Enfance" (n°28), il a été publié en Juin 2004.




Enfants victimes d'agressions sexuelles : douleur des pères et culpabilité

L'agression sexuelle d'un enfant détruit d'un coup les idéaux familiaux. Ses parents culpabilisent en effet de ne pas avoir su le protéger alors que c'est leur rôle premier. La douleur des pères est d'autant plus violente qu'elle est rarement exprimée. Toute une dynamique familiale est à reconstruire. Une démarche qui doit se faire autour de l'idée que l'agresseur est le seul coupable.

C'est en travaillant comme écoutante psychologue dans une association de prévention de la pédophilie et de l'inceste que j'ai été amenée à rencontrer des parents d'enfants victimes d'agressions sexuelles. L'écrit qui va suivre est dédié à ces parents et s'adresse aux professionnels qui sont ou seront confrontés dans leur pratique à cette problématique. Contrairement à la plupart des articles sur ce thème, je ne m'attacherai pas aux conséquences des abus sexuels sur le développement psychique de l'enfant, mais je vais me centrer sur le ressenti douloureux des parents et plus particulièrement sur celui des pères.

Une image familiale idéalisée


Lorsqu'il y a abus - attouchement - et/ou agression - viol- commis à l'égard d'un enfant, c'est toute la dynamique familiale qui est remise en question. C'est au sein de la famille que l'enfant grandit en toute sécurité, qu'il apprend à avoir confiance en l'Autre, à le respecter, et, par là-même, à se respecter. Cette notion de famille sécurisante, rassurante, protectrice, mise ne place avec l'avènement de "l'enfant roi" au cours du XXème siècle, a même été étayée par des articles de lois relatant les devoirs des parents envers leurs enfants. Cette famille idéale est intégrée, en quelque sorte, dans l'inconscient collectif pour la plupart d'entre nous. Cette protection familiale est de deux sortes : la sécurité affective incombant principalement à la mère et la sécurité physique et matérielle généralement au père.

Quand un enfant est agressé sexuellement par un adulte et que ce fait est dévoilé, ce sont tous ces idéaux de la notion de famille qui s'écroulent :

- La mère : elle pense être une "mauvaise mère" car elle imagine ne pas avoir été assez proche de son enfant pour s'apercevoir qu'il était agressé. Si les abus ont duré quelques temps avant le dévoilement, elle se questionne sur le pourquoi du silence de son enfant : "Est-ce parce que je n'ai pas créé un climat de confiance suffisant entre mon enfant et moi qu'il ne m'a rien dit?". Le sentiment de culpabilité éprouvé par la mère est à mettre en relation avec l'image de la mère idéale qui est supposée tout savoir sur son enfant, tout anticiper et tout deviner. Parallèlement à ce sentiment de la culpabilité, la mère s'identifie souvent à son enfant c'est à dire à la victime.

- Le père : il est atteint et souffre à la fois en tant qu'homme et père. Le premier s'imagine qu'il n'a pas le droit de pleurer, de s'effondrer, de se positionner en tant que victime.Cet aspect est d'autant plus marqué dans les sociétés où le machisme de l'homme prédomine. De plus, cette image idéalisée de l'homme fort fait qu'il s'interdit de montrer sa douleur aux membres de sa famille, ce qui peut avoir d'irrémédiables conséquences au sein de celle-ci, comme une séparation, qu'elle soit physique -un divorce- ou psychique -une dépression nerveuse. Le second va s'identifier à l'agresseur de son enfant, ce qu'il vivra avec une telle violence qu'il détournera cette dernière contre le pédophile, désirant bien souvent le tuer pour, pense-t-il, atténuer sa douleur. Enfin, il remet en question son rôle de père protecteur. Il se sent défaillant face à ce devoir et il se positionne comme "mauvais père". Tuer l'agresseur symbolise pour lui la réparation et la restauration de l'image paternelle protégeant sa famille.
Pour étayer cette réflexion concernant la souffrance innommable des pères, je vais relater maintenant l'un de mes entretiens entre un père, sa fille et moi.

Ne pas stigmatiser ni culpabiliser

Le premier contact entre M.Pierre et l'association s'est fait par le biais d'un e-mail dans lequel il résumait son histoire : sa fille, Emilie, âgée de douze ans, avait été victime d'attouchements sexuels de la part d'un ami de la famille de sa femme. Cet homme était considéré par Emilie comme un grand-père que Mme Pierre connaissait depuis sa plus tendre enfance. Les attouchements ont commencé alors qu'Emilie avait environ cinq ans et ont pris fin quand elle a pu les évoquer à ses parents. Une plainte a été déposée et l'agresseur a été condamné à une peine de prison de quatre ans fermes. Mais à la fin du procès, le pédophile a menacé de mort Emilie dès sa remise en liberté. Selon les calculs de M.Pierre, la sortie de prison devait avoir lieu au moment où il a contacté l'association. Le but de son e-mail était de savoir si l'on pouvait obtenir l'adresse du pédophile lors de sa remise en liberté. Je lui ai répondu que nous ne pouvions pas disposer de telles informations mais qu'il pouvait toujours venir nous rencontrer à l'association, seul ou accompagné de sa fille.

M.Pierre souhaitant venir avec sa fille -car elle "va vraiment très mal"-, je les reçois donc dans un premier temps tous les deux. M.Pierre évoque les crises d'angoisse de sa fille. Elle ne dort plus, fait des cauchemars. Elle est agressive, insolente et en échec scolaire depuis peu de temps. M.Pierre explique ce changement de comportement avec l'approche de la sortie de prison de l'agresseur d'Emilie. Durant toute cette conversation, Emilie a la tête baissée, et ne dit pas un mot.

Je leur demande si je peux maintenant discuter avec chacun d'entre eux individuellement. Ayant leur accord respectif, j'installe M.Pierre dans une autre salle, et je demande à Emilie de bien vouloir revenir sur tout ce qui vient d'être évoqué. Emilie dit être effectivement agressive, en échec scolaire… Elle parle également de sa peur quant aux menaces de mort. Puis elle évoque le divorce de ses parents qui vient d'être prononcé car, depuis qu'Emilie a parlé des attouchements, une mésentente s'est installée entre eux et sa mère est devenue dépressive. Emilie dit ne pas vouloir parler de tout cela avec sa mère pour la protéger car elle est trop fragile. J'apprends que la tante maternelle d'Emilie a également subi des attouchements sexuels de la part du même pédophile, ce dont elle n'a parlé que le jour où Emilie l'a elle-même révélé. le témoignage de cette tante a été très important pour Emilie car elle était ainsi sûre que tout le monde la croyait ; il est également venu étayer sa plainte, même s'il y avait prescription en ce qui concerne les agressions de sa tante. Emilie est donc également venue briser le secret de sa famille maternelle. Elle ne veut pas se confier non plus à son père car lorsqu'il a appris ce qu'elle avait vécu et qui était l'agresseur, il n'a rien dit. Il a téléphoné à un ami avocat pour savoir ce qu'il encourait s'il tuait le pédophile. Cet ami a trouvé les mots pour que M.Pierre comprenne que sa fille avait besoin de lui en liberté et non en prison. Il a averti Mme Pierre des intentions de son mari pour qu'elle aussi le raisonne, et Emilie en a également été informée. Depuis, elle n'a qu'une peur, c'est que son père tue son agresseur et qu'il se retrouve incarcéré, car ce qu'elle souhaite, c'est vivre chez son père et passer ses week-ends chez sa mère. Après avoir longuement discuté avec Emilie, en lui expliquant ce que ressentaient d'autres victimes et leurs parents, nous mettons fin à cet entretien et elle part s'installer dans l'autre salle pendant que son père revient me voir.

J'évoque avec M.Pierre son divorce et la dépression nerveuse de son ancienne épouse. Il est très surpris qu'Emilie ait parlé de tout cela. Pour lui, la souffrance de sa fille ne provient que des agressions qu'elle a vécues. Je lui explique alors qu'il ne doit pas la stigmatiser en tant que victime. Cette notion de stigmatisation est décrite par E.Goffman dans STIGMATE. Les usages sociaux. Dans le cas de M.Pierre, elle vient du fait qu'il explique et excuse tous les troubles comportementaux d'Emilie par rapport aux agressions qu'elle a subies, dans une corrélation de cause à effet.Ce stigmate a diverses conséquences, comme un manque d'autorité dans la relation parent/enfant, et, surtout, il enlève toute possibilité à Emilie d'être aussi une adolescente. Elle se comporte selon l'image que son père à d'elle, à savoir celle d'une victime. Il faut aussi qu'il lui permette d'être une adolescente. Mais je lui précise qu'il ne faut pas dénier les agressions et le traumatisme qu'elles ont engendré. J'évoque la notion de "résilience" de Boris Cyrulnik au travers des parcours de victimes résilientes que j'ai été amenée à rencontrer dans le cadre de mon travail et qui, grâce à leurs ressources internes, leur entourage, un soutien pyschothérapeutique, et pour certaines une intervention judiciaire, ont pu aller au-delà de leur traumatisme, et par là-même de ce statut de victime, même si elles ne sont jamais à l'abri d'une régression.

Je lui explique qu'Emilie a bien intégré le fait qu'elle n'est pas coupable des agressions qu'elle a subies, et ceci grâce à son entourage familial. Je lui dis qu'il faut qu'elle sache qu'elle peut lui parler de ce qu'elle ressent quand elle en a besoin. Mais aussi qu'il ne doit pas excuser tous ses comportements parce qu'elle a été agressée. Il doit reposer les cadres et des règles de vie pour Emilie. J'aborde avec M.Pierre son désir de tuer le pédophile. Il souhaite avoir son adresse car il a menacé sa fille et M.Pierre est très inquiet. Il veut savoir où il se trouve au cas où…Je parle avec lui du projet d'Emilie de venir vivre chez lui. Il semble là encore surpris ; cela ne devrait pas poser de problème avec son ancienne épouse et lui en serait ravi. Il pourrait protéger sa fille ; de plus, il ne vit plus dans la région où l'agresseur habitait auparavant. Il évoque sa souffrance et sa culpabilité : il a été abusé par un homme à qui il accordait tout sa confiance. Je lui parle alors des autres parents qui sont dans son cas, qui ressentent la même chose que lui et auxquels il peut se comparer, s'identifier. Mais j'insiste aussi beaucoup sur le fait que le seul coupable dans leur histoire est l'agresseur. Je lui explique les stratégies utilisées par les pédophiles pour arriver à leurs fins dans lesquelles il reconnaît celles de l'agresseur de sa fille. Il comprend alors que l'attitude générale de cet homme n'avait qu'un seul but : avoir toute leur confiance pour agresser Emilie. On ne peut pas mettre un enfant dans une bulle jusqu'à sa majorité pour que rien ne lui arrive. On ne peut pas non plus se méfier de tout le monde et vivre dans un climat de suspicion qui aurait des effets dévastateurs sur tous les protagonistes. Nous finissons notre entretien sur une redite "Le seul coupable est l'agresseur d'Emilie".

Avant leur départ, je leur dis qu'ils peuvent revenir ou me contacter quand ils en auront besoin. Ils m'ont envoyé leurs vœux tous les ans. Emilie vit chez son père, ses résultats scolaires sont en nette amélioration et elle fait de moins en moins de cauchemars. Quant à M.Pierre, il est parvenue à voir Emilie comme une adolescente avec son vécu et non plus exclusivement comme une victime. La maman d'Emilie est toujours dépressive.

A travers ce récit, j'espère avoir réussi à montrer à quel point les agressions sexuelles à l'encontre d'un enfant ont des répercussions sur toute la famille. Il est important que les parents sachent que la vie d'un enfant n'est pas complètement détruite suite à un tel traumatisme et qu'il y a toujours un espoir de reconstruction. Personne ne doit oublier que le seul coupable est l'agresseur et que, bien souvent, les sentiments de culpabilité ressentis par la victime, ses parents et la fratrie ne sont pas éprouvés par les pédophiles. C'est pourquoi toute la dynamique familiale est à reconstruire. Mais pour cela, chaque membre de la famille doit trouver un lieu où évoquer sa souffrance. Mais pour cela, encore faut-il que les parents s'autorisent à l'éprouver.
Classé dans : Féminin - Masculin

À propos de l'auteur

Caroline Van Assche

Formée à la thérapie de Couple et de Famille à l'Institut Michel Montaigne à Bordeaux,

Formée à l'ICV (Intégration du Cycle de Vie) à l'Institut Double Hélice,


Diplômée en Psychologie Clinique et Pathologique à l'Université Bordeaux 2 Victor Segalen,


Formée au Conseil Conjugal et Familial au Planning Familial de la Région Ile de France,

Formée au Travail Psychanalytique avec les couples et les familles au Collège de Psychanalyse Groupale et Familiale de Bordeaux,
Formée à la Sexologie Clinique et Santé Publique à l'Université Paris 7 René Diderot,
Formée à la Sexologie Sexofonctionnelle à l'Université Paris 6 Pierre et Marie Curie,
Membre de L'Association Nationale des Conseillers Conjugaux et Familiaux,
Membre de L'Association Francophone de Sexologie Sexofonctionnelle.